L’Étrange Créature du Lac Noir [1954] : La Belle et la Bête

Au cœur de l’Amazonie, un paléontologue découvre un fossile de main appartenant à une espèce inconnue. Persuadé qu’il s’agit du chaînon manquant entre l’homme et le poisson, il rassemble une expédition pour exhumer le reste du squelette. L’équipe décide alors de descendre le fleuve en bateau, s’enfonçant dans un territoire sauvage et poisseux, sans se douter que les eaux abritent encore l’étrange créature…

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© Universal Pictures

A l’heure de la 3D numérique, on ne peut s’empêcher de ressentir un pincement au cœur en pensant à la diffusion de « L’Etrange créature du lac noir » le 17 octobre 1982 lors de La Dernière Séance, tous les bambins de France s’arrachant les lunettes bicolores alors vendues en kiosque et attendant avec impatience le grand frisson procuré par la main palmée de la créature dépassant la barrière de l’écran pour pénétrer dans le salon familial. Ce moment télévisuel était d’autant plus vécu comme un événement que la France n’avait jamais vraiment développé le relief en salles, à contrario des Etats-Unis où toute une génération a pu suivre les débuts balbutiants de cette technologie que l’on imaginait alors comme étant l’avenir du cinéma.


« la forme tombante de sa bouche, ses écailles visqueuses, ses yeux globuleux mais expressifs sont autant d’images qui marquent fortement les esprits »


Au début des années 50, la télévision envahit les foyers américains et le cinéma accélère les défis technologiques pour retenir les spectateurs dans les salles. C’est bien sûr l’essor de la couleur mais aussi, à partir de 1952, les tentatives de cinéma en relief. Lorsqu’il réalise « L’Etrange créature du lac noir » en 1954 – l’année même où Hitchcock tourne son « Le crime était presque parfait » en 3D – c’est déjà la quatrième fois que Jack Arnold s’essaye au procédé. Mais cette fois-ci, il s’appuie sur un tout nouveau système, le Vectograph, développé par Polaroïd et qui a la particularité de ne nécessiter qu’un unique projecteur alors qu’il en fallait auparavant deux, parfaitement synchronisés, pour produire l’effet relief dans les salles obscures. Le film, en grande partie grâce à cette technique facilitant grandement son exploitation, fut l’un des seuls succès du cinéma en relief pendant les quelques années où il tenta de s’imposer.

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© Universal Pictures

Mais l’intérêt du film ne s’arrête pas à son seul défi technique. Déjà, le maquilleur Bud Westmore et la dessinatrice Millicent Patrick créent de toute pièce un monstre de cinéma sur les indications de Jack Arnold qui imagine la créature à partir de la statuette des Oscars. The Gill Man est une grande réussite : la forme tombante de sa bouche, ses écailles visqueuses, ses yeux globuleux mais expressifs sont autant d’images qui marquent fortement les esprits et font rentrer la créature dans le cercle très fermé des monstres de cinéma, inspirant même toute une génération de cinéphiles comme Guillermo del Toro ou Tim Burton qui lui rendront hommage dans leurs propres bestiaires fantastiques.


« le film prône d’ailleurs très clairement un discours écologique »


Pour lui donner vie, deux acteurs enfilent le costume, l’un pour les scènes aquatiques (Ricou Browning, champion olympique de natation), l’autre lorsque la créature arpente les espaces terrestres (Ben Chapman et ses impressionnants 2 mètres). La capacité d’apnée de Browning permet à Arnold de filmer en plan séquence les scènes sous-marines et de rendre ainsi crédible sa créature amphibie, une crédibilité d’autant plus renforcée par le fait que le cinéaste exige qu’aucune bulle ne s’échappe de la combinaison, ce que l’usage de bouteilles aurait forcément produit. Ces scène sont – avec la 3D – un autre défi technique relevé par le film. Elles sont en effet réalisées avec un dispositif conçu spécialement pour l’occasion, reposant sur la fabrication d’un caisson étanche pouvant accueillir la double caméra Arriflex.

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© Universal Pictures

L’aisance avec laquelle Ricco Browning se déplace sous l’eau, alors qu’il est alourdi par le costume de la bête, laisse pantois. Afin de renforcer le contraste entre le milieu aquatique dans lequel la créature évolue naturellement et celui terrestre où elle est comme handicapée, les maquilleurs ont l’idée de lester les pieds de Ben Chapman, ce qui ajouté au fait qu’il ne voit quasiment rien avec son masque, donne à la créature lorsqu’elle se déplace sur terre un aspect pataud. Cet effet renforce en outre le côté tragique du Gill Man qui se trouve arraché à son environnement naturel par la convoitise des hommes, fut-elle ici scientifique. Le film prône d’ailleurs très clairement un discours écologique, l’expédition n’hésitant pas à tuer des centaines de poissons pour traquer la créature et le Gill Man regardant avec incompréhension – du moins on l’imagine – Julie Adams jeter un mégot dans les eaux vierges du fleuve.

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© Universal Pictures

Pour le reste, « L’Etrange créature du lac noir » est une pure série B made in Universal, aussi agréable que routinière. C’est d’ailleurs une lubie du producteur William Aland qui a cette histoire en tête depuis qu’on lui a parlé d’un mythe brésilien sur une créature mi-homme mi-poisson rôdant dans les eaux troubles de l’Amazone. Les scénaristes Harry Essex et Arthur A. Ross brodent sur cette idée un brin de discours scientifique afin de rendre plus « crédible » leur histoire. On peut cependant imaginer que cette théorie du « chaînon manquant » exploitée dans le scénario a pu séduire Jack Arnold dont c’est l’une des marottes. On retrouve par ailleurs dans le film plusieurs thèmes récurrents de son œuvre : l’homme face à un environnement inconnu et hostile, la quête du savoir, l’humanité des monstres…


« le film ne propose guère de grande surprise scénarisitique et se déroule selon un mécanisme bien rôdé »


On navigue sinon en terrain connu, le script étant un simple décalque de « King Kong » et du « Monde perdu » de Conan Doyle, pour ne citer que les matrices de ce sous-genre de la littérature et du cinéma fantastique dans lequel une expédition plonge dans un monde encore vierge et découvre une créature jusque-là inconnue ou surgi de temps antédiluviens. Comme dans toute bonne série B, les seconds rôles tombent un par un et l’héroïne hurle d’effroi alors que la créature qui s’est amourachée d’elle manque de l’attraper. Si le film ne propose guère de grande surprise scénarisitique et se déroule selon un mécanisme bien rôdé, on retrouve cependant ce goût d’Arnold pour aller au-delà des apparences, de peu à peu nous faire voir derrière le masque répugnant du monstre afin de dévoiler des sentiments, une certaine idée « humanité ».

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© Universal Pictures

Jack Arnold n’aime rien tant que retourner la question de l’anthropomorphisme, montrant souvent l’homme comme un danger et le monstre comme une autre forme d’existence qui a, elle aussi, droit à sa place dans l’univers. Il est clair qu’il n’est pas pionnier en la matière et que Schoedsack et Cooper sont déjà passés par là avec leur singe gigantesque (la Universal s’étant même fait une spécialité d’humaniser ses monstres ou du moins de les dépeindre comme des créatures au destin tragique), mais cet humanisme du cinéaste si prégnant et évident dans ses films tranche tout de même avec le tout-venant de la production fantastique des années 50 qui repose essentiellement sur la peur de l’autre et de l’inconnu.


« efficace et bien rythmé malgré les redites d’un scénario qui a une fâcheuse tendance à tourner en rond »


Le talent d’Arnold s’exprime aussi par quelques très belles scènes, comme celle où Julie Adams se livre à un ballet aquatique sous les yeux de la créature qui peu à peu s’approche, jusqu’à ce que leurs deux corps soient presque en contact, seulement séparés par la surface de l’eau qui fait office de frontière entre deux mondes qui s’ignorent encore. Une séquence qui possède une véritable charge érotique pour l’époque, Julie Adams étant moulée dans un maillot blanc spécialement conçu pour paraître transparent vu sous certains angles et pour épouser parfaitement ses formes. La voir ainsi évoluer sous l’eau et sous le regard désirant de la créature marquera toute une génération de spectateurs et cette scène – l’une des plus célèbres du cinéma d’exploitation – sera évidemment reprise un nombre incalculable de fois par la suite.

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© Universal Pictures

Jack Arnold parvient à ménager quelques écarts poétiques tout en allant à l’essentiel, le film restant court, efficace et bien rythmé malgré les redites d’un scénario qui a une fâcheuse tendance à tourner en rond. Défi technologique, maquillage brillant, discours humaniste et écologique, concision… tous ces éléments font de « Creature from the Black Lagoon » l’un des grands classiques du cinéma fantastique des années 50.

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